La « Bourse de commerce-Pinault collection » (le nom, peut-être un peu étrange, de ce nouvel espace culturel de l’hypercentre parisien) a ouvert ses portes par un pluvieux week-end de Pentecôte.
Se pourrait-il qu’un peu de l’Esprit-Saint soit descendu sur ce nouveau temple profane de l’art contemporain situé tout à côté de l’Église Saint-Eustache, lieu traditionnel de rencontre entre le sacré et les créations des artistes vivants ? La grâce y est bien présente en tous cas.
Un patrimoine architectural sublimé
Placée dans la perspective du jardin Nelson MANDELA, de la Canopée des Halles et du Centre Pompidou qu’on aperçoit tout entier depuis les baies vitrées des derniers étages, cette rotonde, entourée d’un demi-cercle d’immeubles, se dresse à l’emplacement du Palais de Catherine de MÉDICIS, rasé en 1748, dont ne subsiste que la colonne des astrologues et son escalier en colimaçon.
L’architecte Tadao ANDO a su avec une discrète élégance en sublimer les volumes intérieurs tout en préservant l’aspect extérieur de ce monument historique classé en 1986. Le bâtiment circulaire, rénové et réinventé, est une merveille de sophistication au service de la plus grande simplicité : de la clarté, des volumes, des parcours fluides, des perspectives sur les espaces intérieurs comme sur les lieux alentours.
L’architecte japonais s’appuyant sur les préconisations de l’architecte en chef des bâtiments historiques, Pierre-Antoine GATIER, en a respecté les strates architecturales successives. Il y a eu celle de la Halle aux blés avec ses stands, ses carreaux, ses greniers à grains bientôt surplombés d’une charpente soutenant des châssis vitrés (datant d’environ 1767), transformée en 1812 en coupole transparente en verre et fonte de fer, la première de l’histoire de l’architecture. Il y aura ensuite la Bourse de Commerce inaugurée pour l’exposition universelle de 1889 en même temps que la Tour Eiffel. Il y aura enfin la Chambre de Commerce et d’Industrie qui y installe ses bureaux jusqu’en 1998.
Maître ANDO, comme l’appelle révérencieusement Pierre-Antoine GATIER, a confié au journal Le Monde qu’il avait aspiré à « sculpter dans l’espace le poids du temps et la mémoire de la métropole ».
Peut-être y est-il en effet parvenu – comme voudrait en témoigner l’œuvre vedette placée sous la coupole. Réalisation de l’artiste suisse Urs FISCHER, elle illustre ce que l’art a d’éphémère et de sublime. C’est un moulage en cire d’un marbre italien du XVIe siècle, l’enlèvement des Sabines, voisinant avec divers sièges et un spectateur également en cire. Ces œuvres se consument comme de gigantesques bougies. Allumées pour l’inauguration elles auront fondu lorsque l’exposition d’ouverture s’achèvera fin décembre. Tout autour de la coupole, surplombant le travail d’Urs FISCHER, se déroule la fresque peinte pour l’exposition universelle de 1889 totalement restaurée, qui évoque le commerce international et la révolution industrielle, non sans nous rappeler l’impermanence des temps, des choses et de nos sociétés.
En effet les couches architecturales successives de ce bâtiment singulier du cœur de Paris, marquent – comme les cercles de vieillesse des grands arbres – les stades successifs du développement de l’économie. L’histoire de ce bâtiment emblématique scande les phases des deux évolutions majeures de l’économie : vers la mondialisation où tout s’échange en tous lieux et vers la dématérialisation progressive du commerce allant, du XVIIIe au XXe siècle du stockage physique et de la vente des farines et des grains des campagnes environnantes, au négoce à distance des produits coloniaux, puis à l’échange des produits financiers les plus sophistiqués du commerce des matières premières avant de déboucher en ce début du troisième millénaire sur l’essence même de la valeur qui précipite en œuvre d’art marchande, sous la main d’alchimiste de la finance internationale.
La dernière mutation de ce lieu qui devient musée vivant de l’art contemporain, sa transmutation pourrait-on dire, interpelle sur les rapports entre grand capital et création artistique. Les productions artistiques deviennent chaque jour un peu plus marchandises, certaines cotes, de plus en plus folles s’envolent au firmament. Elles sont acquises par les très riches investisseurs qui y sanctuarisent les plus-values à progression exponentielle que la mondialisation leur permet d’accumuler.
Il n’est pas indifférent que ce soit l’un des deux plus grands multimilliardaires français, propriétaire de la maison de vente aux enchères Christie’s, qui soit à l’initiative de ce très beau projet. Monsieur PINAULT dispose désormais, avec ses musées vénitiens, de trois lieux d’exposition propres à faire grimper la cote de ses artistes ; or ses collections personnelles ne sont pas inaliénables comme le sont celles des musées nationaux, elles sont marchandises et leur exposition crée du profit. Et alors ? Pourquoi le lui reprocherait-on puisqu’il s’intéresse aux créateurs contemporains auxquels cela profite et non aux œuvres des artistes consacrés, aujourd’hui disparus, dont la valeur marchande en constante hausse touche à la spéculation. Il retrouve là le rôle classique des grands mécènes et force est de constater que c’est au profit du plus grand nombre.
Mais entrons dans le lieu sans plus bouder notre plaisir. L’immense coupole, réhabilitée, ouvre sur le ciel de Paris et surplombe une aire délimitée jusqu’à mi-hauteur par un mur circulaire. Ce mur trace au sol comme un cercle de magicien et en son sommet comme une auréole.
Au revers de ce cylindre lisse de béton brut, des escaliers paliers et coursives desservent, sur deux autres niveaux, six salles d’exposition très lumineuses et des espaces intermédiaires, tandis que le sous-sol accueille studio et auditorium. Un escalier latéral à double révolution datant de l’époque de la Halle aux blés permet un accès rapide aux étages et à la sortie. Il est magnifié par un luminaire contemporain fait de trois simples néons placés au centre des deux spires.
Tout dans ce lieu est pensé en courbes, volutes et tourbillons. Ce thème est décliné à l’envi et devient logo avec le dessin par Tadao ANDO d’une sorte de galaxie spirale, ou de Vortex, ornant le matériel promotionnel. On le retrouve jusque dans les cartes d’adhésion dénommées « cercle » pour évoquer l’appartenance de ceux qui les choisissent à un club d’initiés.
« Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté« . Le code couleur très sobre choisi par les « designer » du lieu, les frères BOUROULLEC, reprend celui d’origine qu’on retrouve sur la mosaïque des sols de l’entrée et du rez-de-chaussée : les marrons, noirs et gris. Ils jouent plus particulièrement sur toute la gamme des gris. La couleur est annoncée, si l’on peut dire, dès le parvis où flotte une gigantesque bannière argentée. Brillants ou mats, lisses, paisibles, les gris sont omniprésents, des sièges aux tapis, des portes et des fenêtres aux murs et aux marches.
Immersion engagée
Après l’entrée on est accueilli par une gigantesque toile d’inspiration narrative de Martial RAYSSE « Ici plage, comme ici-bas », chromo tendrement moqueur sur la société des loisirs dans laquelle l’artiste français passe, de la gauche à la droite de sa toile, par une lente gradation, de l’insouciance des usagers de la plage à des personnages plus sombres pour s’achever par des scènes de guerre et de massacre. On peut aussi le lire de droite à gauche si l’on est optimiste. On découvre alors une autre allégorie, celle de ce narratif médiatique qui nous dit que les massacres exotiques sont traitées par les organismes onusien mais qu’ils coexistent avec nos jeux de plage. C’est alors une dénonciation de la très vague et bien peu fraternelle attention que nous portons aux conflits et aux malheurs exogènes. Le message change alors et devient un clair appel à la solidarité internationale. Alors soyons optimistes et lisons de droite à gauche.
Un peu plus loin, la petite souris mécanique de Ryan GANDER, qui semble sortir du mur, nous lance un clin d’œil et nous adresse un message presque aphasique dans un anglais hésitant paraissant dire : « visiteur, il n’y a somme toute rien à comprendre ni de l’art ni du monde ! ».
On entre alors dans les cercles. On est au premier abord un peu déçu de découvrir, avec les vitrines confiées à Bertrand LAVIER, un art contemporain qui paraît ressasser la recette des exhibitions d’objets ou jouets détournés, de véhicules endommagés, et autres déchets industriels dont le pouvoir de provocation s’est beaucoup émoussé depuis Marcel Duchamp.
De même si l’on sourit à la petite souris et qu’on pardonne à Maurizio Cattelan de nous resservir les pigeons empaillés déjà maintes fois exposés on s’agace un peu de ce qui s’apparente à une sorte de « gag art » lorsque Bertrand LAVIER nous confronte à une scie et une lance pour nous dire si-lence, au mot «red » écrit en néons bleus, à un élément de carrosserie de la Citroën « Picasso » sur lequel figure le nom du peintre ou à des amoncellements hétéroclites.
… pour en définitive ne plus rien nous dire du tout.
Mais transparaît bientôt une intention plus visionnaire, notamment dans le travail de David HAMMONS, artiste américain du « black arts movement », celle d’un regard porté sur les choses à l’abandon, les rebuts, les bâches plastiques déchirées et autres déchets industriels, tous ces vestiges de l’hyperactivité commerciale, marqueurs de notre siècle, dont l’omniprésence obsédante dans notre quotidien est ici transmuée en objet d’art pour nous inciter à tout simplement voir l’autre côté de la société de consommation, son antimatière si l’on veut.
C’est aussi un peu le cas des œuvres de Tatiana TROUVÉ, qui dissémine comme un fil conducteur tout le long du parcours de la visite une théorie de chaises de gardien de musée en bronze plus vraies que nature où figurent coussins couvertures et objets du quotidien sculptés dans le marbre, objets abandonnés un moment par les travailleurs ou l’artiste. Elles rappellent qu’au verso de ce que nous voyons sont ceux qui ont bâti l’exposition. Elles disent aussi que ce n’est plus le temps qui se consume comme dans l’œuvre d’Urs FISCHER, mais que l’instant se pétrifie dans chacun des moments de vie que chacune de ces chaises évoque.
Quant à Rudolf STINGEL il va jusqu’à la convergence entre peinture et photo en peignant à l’huile des clichés grand modèle de ses proches, une autre façon de cristalliser l’instant.
L’exposition conçue pour l’ouverture ne se réduit évidemment pas à ce regard porté sur la prolifération des objets délaissés, à ces évocations du vertige du temps qui s’écoule ou se fige, à ces percussions entre le prosaïsme des objets sans signification (comme un simple caillou exposé en vitrine…) et le regard sublimé de l’expression artistique. Elle cherche à brouiller d’autres frontières.
Visages et nuages, une subversion existentielle
Une sélection d’œuvres assez cohérente d’une vingtaine d’artistes contemporains, dans un style qui oscille entre art brut, street art et peinture quasi naïve délivrent un autre questionnement.
Kerry James Marshall porte un regard sur un certain quotidien de sa communauté, éloigné des clichés et du sensationnel comme le font quelques autres artistes.
La photographie d’art vient en appui aux arts plastiques. Tous deux bousculent nombre des stéréotypes sociaux de genre, de race et de classe au travers d’une série de photos, de portraits et de scènes.
C’est au final une représentation de la figure humaine qui, dans ses déclinaisons, voudrait rendre visibles des questionnements existentiels comme l’écrivent les commissaires.
On peut aussi spéculer sur l’émergence d’un art du portrait extraordinairement simplifié, ou les traits sont comme grossièrement numérisés et ce au moment où les technologies de reconnaissance faciale émergent dans l’opinion publique comme un questionnement orwellien sur les atteintes à nos libertés fondamentales de cette technologie comme de celles permettant de stocker nos données personnelles et d’exploiter le big data. La figure humaine que les peintres montrent est celle que la reconnaissance faciale produit par la standardisation de tous les traits distinctifs du visage.
Au sous-sol, deux auditoriums peuvent accueillir des spectacles vivants ou des installations. Celle de Pierre HUYGHE, « Offspring », invite à l’écoute d’une musique concrète « à la Pierre Henry » nous plongeant dans une salle obscure où se répand un nuage lumineux de vapeur d’eau.
Entre ces deux auditoriums, l’installation « The GROUND » de l’artiste libanais, Tarek ATOUI, présente des objets électroniques, des microsillons de pierre et des dispositifs aléatoires invitant le public à une rêverie poétique qui se voudrait évocatrice du delta de la rivière des Perles en Chine …
Un petit espace est réservé pour les jeunes enfants qui peuvent s’y détendre le temps que leurs parents iront un instant seuls à la découverte des auditoriums.
Confort et médiation
Tout dans les parcours circulaires très fluides qui nous sont proposés est pensé pour le confort du visiteur qui dispose en tous lieux de sofas, de fauteuils et même de chaises pliables qu’on peut emprunter le temps de la visite et déployer où l’on veut pour contempler les œuvres. Le bâtiment est climatisé, bien sûr, comme il l’a toujours été depuis 1889, ce que rappelle magnifiquement la machinerie d’origine conservée en sous-sol. Sols et cloisons ont été choisis pour amortir les résonances et les échos qui marquaient autrefois l’ambiance sonore de ce lieu voué à la fièvre marchande. François PINAULT a très généreusement fait installer partout des distributeurs d’eau fraîche, des casiers de rangement, et de vastes toilettes sans file d’attente.
Et puisque tout est rond ici, entrons dans la danse, entrons dans les cercles privilégiés dans lesquels M. Pinault nous invite. Mécène, comme en son temps Catherine de MÉDICIS, il est surtout un formidable initiateur offrant au public son regard et l’expertise de curateurs, commissaires d’exposition et scénaristes sur l’art le plus contemporain, et ce, de quelque culture qu’il provienne.
De nombreux « médiateurs » sont là pour échanger avec les visiteurs et une application gratuite est mise à la disposition de ceux qui le souhaitent. Les conditions d’accès ont été conçues pour permettre à tous d’accéder aux collections. C’est très clairement le projet vertueux de ce multi milliardaire autodidacte, sorti de l’école à 16 ans et aujourd’hui âgé de 83 ans, qui fait ce cadeau à Paris (un cadeau de près de 150 millions d’euros quand même nous dit le magazine Forbes puisqu’après cinquante ans le bâtiment reviendra à la municipalité qui en est propriétaire).
Jean-François FRIER
(je remercie mon amie F. pour sa relecture attentive, patiente et interpellative du texte dont j’étais « parturient », puisque pour rendre compte de cette exposition « ouverture » bousculant les genres les codes et les règles il fallait bien une « sage-femme »)
INFORMATIONS PRATIQUES
La billetterie est commode et facile d’accès. On peut acheter ses billets et cartes sur un site internet ergonomique (voir le site). On peut aussi préférer se rendre sur place et prendre son ticket d’accès ou sa carte d’adhésion soit à des distributeurs placés sur le mur extérieur, soit auprès d’hôtesses présentes à deux guichets situés l’un à l’extérieur dans le bâtiment faisant face à l’entrée principale et l’autre à l’intérieur du côté de la sortie.
Les billets sont à un prix abordable, entre 10 et 14 euros et de multiples gratuités sont proposées pour les moins de 18 ans, les titulaires des minima sociaux, les handicapés, les invalides de guerre, les artistes, les journalistes, les enseignants et conférenciers pour n’en citer que quelques-uns. Entrée gratuite pour tous, le premier samedi du mois, de 17h à 21h. Mais il faut réserver sa place, même gratuite.
Habitant dans la proximité j’ai choisi pour ma part une carte qui, pour 35 euros, me fait entrer dans le cercle des adhérents qui peuvent accéder aux expositions sans réservation et par entrée séparée à leur gré et de façon illimitée pendant un an. On reçoit en cadeau une pochette ou un sac de course de belle facture, gris bien sûr, et des réductions sur les achats en boutique, les concerts, l’addition au restaurant Bras (deux étoiles au Michelin), mais aussi sur les billets de très nombreux musées parisiens. On a également accès gratuitement aux deux musées Pinault de Venise si bien que la mise initiale de 35 euros est bien vite amortie. Les adhérents de ce premier cercle bénéficient enfin d’invitations aux vernissages, de visites guidées, de rencontres avec les commissaires d’exposition. Il existe aussi une carte « cercle duo » qui étend ces avantages à qui l’on veut inviter (60 euros annuel pour 2 personnes) et une autre – gratuite – appelée « super cercle » pour les 18/26 ans qui offre un accès libre à partir de 16h. Il n’est pas nécessaire de fournir une photo d’identité, les cartes cercle n’en affichent pas. La boutique-librairie est située en marge du couloir d’accès principal et n’est pas un passage obligé. Ouverte de tous côtés elle ne contraint pas à franchir les caisses.
Ouvert tous les jours de 11h à 19h, sauf le mardi, et en nocturne les vendredi et samedi jusqu’à 21h.